- Hôtel & Casino Tranquillité… Vraiment ? Sommes-nous une blague pour vous ? dit la fille rachitique en observant le panneau en néon rouge posé en haut du bâtiment.
- Eh bien, nous trouvions qu’appeler ça un hôpital psychiatrique était un peu sombre et déprimant, répondit Mark.
- Vous êtes au courant que c’est un hôpital psychiatrique, non ?
- Tout à fait. Mais n’est-ce pas beaucoup plus amusant de cette manière ?
- Oh Mark, soupira la fille rachitique. Et qu’est-ce qu’on est censé faire ici ? Jouer au poker pour des cigarettes ?
- Il est interdit de fumer ici donc…
- Bon sang, Mark. Autant m’achever tout de suite.
- Non merci.
- Bien sûr, ce serait contre la loi, suis-je bête.
- Comptes-tu entrer ?
- Je crois pas, non.
- Est-ce que ta santé est une blague pour toi ? demanda Mark, reprenant l’expression que la fille rachitique avait utilisée plus tôt.
- Un peu. Je veux dire… Quel est l’intérêt d’être en bonne santé de nos jours, dans un climat politique pareil ?
- Ici, nous ne parlons pas de politique non plus.
- Pourquoi ne pas me nourrir de force pendant une semaine ou deux ? Après quoi, je rentre chez moi et peut-être, on se revoit dans un mois, d’accord ?
- Ce n’est pas comme ça que les choses fonctionnent ici.
- Selon qui ?
- Pourquoi ne rentres-tu pas tout simplement avec moi ? Je te fais visiter, te présente à de nouveaux amis et ensuite, tu peux décider si tu veux rester ou pas.
- Je ne suis pas entièrement convaincue.
- Ça ne t’engage à rien, c’est juste une petite visite de l’Hôtel & Casino Tranquillité.
- Vous savez quoi, Mark ? Je vous accompagne si vous arrêtez de prononcer ce nom.
- Merveilleux, allons-y !
Et ils s’en allèrent dans l’Hôtel & Casino Tranquillité. Le responsable montra avec allégresse chaque pièce de l’établissement à la fille rachitique qui répondit chaque fois avec sarcasme (« Merveilleux, époustouflant, formidable… »). Mark, imperturbable, ignora ses remarques déplaisantes et continua sa visite.
- J’espère que ça t’a plu ! Et si nous allions rencontrer tes nouveaux camarades ? proposa Mark.
- De préférence pas.
- Mais si, je suis sûr que vous vous entendrez tous à merveille.
- Dois-je vous signaler que je ne me suis encore engagée à rien ?
- Naturellement. Mais je suis convaincu que dès que tu les auras rencontrés, tu ne voudras plus jamais quitter l’Hô… Notre institution.
- J’en doute fort. Mais comme je vois que vous avez fait un effort pour ne pas prononcer le stupide nom de cet établissement, je veux bien vous accompagner.
- Fantastique !
Les autres étaient dans la salle de divertissement de l’institution. Ils étaient peu nombreux. Un jeune garçon, ressemblant plus à un gros ballon qu’à un être humain, s’approcha de la fille rachitique. Il avait un large sourire sur son visage tout aussi rond que le reste de son corps. Sa joie apparente agaça immédiatement la fille rachitique qui avait peu de patience pour ce genre de personnage.
- Salut, je suis le garçon boule, se présenta-t-il. Ravi de faire ta connaissance. Tu es la nouvelle habitante de l’Hôtel & Casino Tranquillité ?
- Pardon ?
- Tu es la nouvelle habitante de l’Hôtel & Casino Tranquillité ? répéta-t-il.
- Non ça, j’avais compris. Comment t’as dit que tu t’appelais ?
- Ah ! Le garçon boule. C’est de ça que tu parles ?
- T’es pas sérieux là ?
- Bah si, pourquoi ?
- Le garçon boule… Mais c’est quoi ton vrai nom ?
- Mon vrai nom ? Je ne comprends pas…
- Arrête de te moquer de moi, s’énerva la fille rachitique.
- Pourquoi est-ce que je me moquerais de toi ? s’étonna le garçon boule. C’est comme ça que je m’appelle.
- Bien sûr que non ! Personne ne s’appelle comme ça. Peut-être que c’est comme ça que toi, tu veux qu’on t’appelle, mais moi ce que je veux savoir, c’est comment tu t’appelles vraiment.
- Uhm…
- D’accord, si tu préfères, je me présente la première. Moi, c’est…
Avant que la fille rachitique n’ait pu terminer sa phrase, un hurlement strident s’échappa de la bouche du garçon boule. Suivi de près d’un autre hurlement féminin, provenant d’une toute petite jeune fille assise dans un coin. Puis un autre hurlement et encore un autre, jusqu’à ce que tous les habitants de l’Hôtel & Casino Tranquillité se mirent à hurler à l’unisson.
La fille rachitique se boucha les oreilles, horrifiée. Elle ne comprenait pas ce qui était en train de se passer. Ce n’est que grâce à l’intervention de Mark que le silence se fit enfin, chacun ayant arrêté de hurler.
- Non mais c’était quoi ça ! s’affola la fille rachitique. Vous êtes tous complètement tarés !
- Pour ta gouverne, toi aussi, tu l’es, sinon tu ne serais pas ici, rétorqua un garçon sombre, les commissures de sa bouche tournées dans le sens opposé d’un sourire, lui donnant un air perpétuellement triste et déprimé.
- Du calme, garçon au cœur pourri, intervint Mark.
- Garçon au cœur pourri ? Elle est bonne celle-là. Ce nom te va comme un gant.
- Je ne t’aime pas du tout, déclara le garçon au cœur pourri.
- C’est réciproque, répliqua la fille rachitique.
- Et si je te présentais aux autres ? proposa soudainement le garçon boule, comme si de rien n’était.
- Non merci. Moi, je m’en vais. Je n’ai rien à faire ici.
Avant que la fille rachitique n’ait pu atteindre la porte de sortie de la salle de divertissement, elle fut entourée par chacun des habitants de l’institution, lui faisant barrage. Même le garçon au cœur pourri n’avait pas l’air d’avoir envie de la voir partir.
Elle fut assiégée par toute une série de voix lui implorant de rester. Certaines enthousiastes, comme celle du garçon boule et d’une fille à l’apparence normale qui avait simplement l’air trop excitée, comme si elle avait bu trop de café ou mangé trop de sucre. Le garçon au cœur pourri, avec son sourire à l’envers, la priait de rester, mais avec nettement moins d’ardeur et d'une voix blasée, voire pleurnicharde.
Il y avait aussi une autre fille, celle qui s’était mise à crier la deuxième, après le garçon boule, un peu plus tôt. La fille rachitique voyait ses lèvres bouger, mais impossible de distinguer le son de sa voix tant elle parlait bas.
« Reste » lui criait chacun des habitants de l’Hôtel & Casino Tranquillité. Un grand brouhaha s’éleva dans la pièce, la fille rachitique en attrapa la nausée. Tout le monde hurlait des choses incompréhensibles qui finirent par s’homogénéiser en un seul chant harmonieux. « Une des nôtres, une, une des nôtres, une des nôtres », voilà ce qui pouvait être entendu.
Même s’il y a de ça encore quelques minutes la fille rachitique avait été prête à s’en aller, à quitter cet endroit étranger et à ne plus jamais y mettre les pieds. D’un coup, elle se sentit épuisée, comme si elle avait été drainée de toute son énergie.
La fatigue s’empara d’elle et elle arrêta de lutter. Ses bras retombèrent le long de son corps, tels deux bâtons, alors qu’il y a peu, ils étaient en train d’essayer de se frayer un passage parmi la foule. Et, comme d’un commun accord, les voix cessèrent. Le silence se fit dans la salle de divertissement, les habitants se dispersèrent dans la pièce, retournant vaquer à leurs occupations.
Mark, plein de sollicitude, s’approcha de la fille rachitique. Elle avait la tête baissée, les yeux clos. Elle avait l’air endormi, elle ne tenait presque plus debout.
- Viens, je vais t’emmener dans ta chambre, déclara-t-il.
Sans aucune protestation, la fille rachitique se laissa emmener jusqu’au lieu qui allait lui servir de chambre pendant une durée indéterminée. Mark la soutenait du mieux qu’il put pour ne pas qu’elle s’écroule. Sans lui, elle n’aurait pas su ni avancer d’un pas, ni monter les escaliers.
Dans sa nouvelle chambre aux couleurs flamboyantes, qui ressemblait vraiment à une chambre d’hôtel, mais datant des années soixante ou septante, Mark la fit s’asseoir sur un énorme lit double dont la couverture était rouge à motifs écailles. Elle avait l’air minuscule dedans, une toute petite chose insignifiante, tant il ne restait rien d’elle.
Le gérant de l’institution lui retira ses chaussures et l’aida à enlever sa veste. Puis il l’allongea dans son énorme lit, où elle prenait vraiment très peu de place, avant de rabattre les couvertures sur elle.
Mark s’en alla et il ne fallut que quelques secondes à la fille rachitique pour s’endormir. C’était la première fois depuis bien longtemps qu’elle n’avait pas eu besoin d’avoir recours à ses petites pilules pour y arriver.
D’habitude, sans elles, il lui était impossible de fermer l’œil. La faim qu’elle ressentait sans cesse, accompagnée de toute une série de pensées négatives envahissantes, l’en empêchait.
Mais aujourd’hui et en ce lieu étrange, la fille rachitique sombra dans les bras de Morphée sans peine. Son sommeil fut profond et calme.
Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis l’arrivée de la fille rachitique. Elle avait d’ailleurs eu l’honneur de se faire baptiser « la fille avec un nœud dans son ventre ». Un peu long, mais ça avait son sens. Jamais elle n’avait eu à utiliser son vrai prénom, c’était comme s’il n’existait pas à l’Hôtel & Casino Tranquillité.
La transition entre son vrai prénom, et ce surnom choisi par l’ensemble des habitants, s’était déroulée de manière assez naturelle. Si l’idée avait paru étrange à la fille avec un nœud dans son ventre au début, ce n’était plus le cas à présent. Elle n’y pensait même plus.
Le 23e jour de résidence de la fille avec un nœud dans son ventre venait de commencer. Tous les habitants de l’institution se retrouvaient, comme chaque matin, à la table de la salle à manger, copieusement garnie pour le petit déjeuner.
Les heures de repas étaient toujours un challenge pour la fille avec un nœud dans son ventre qui avait tendance à ne toucher à presque aucune des délicatesses posées sur la table.
Le garçon boule aussi avait particulièrement horreur des heures de repas. Ce n’était pas par manque d’amour pour la nourriture, c’est juste qu’il avait tendance à tout dévorer sur son passage.
L’un comme l’autre, avaient honte en quittant la table de la salle à manger. La fille avec un nœud dans son ventre le montrait plus expressivement que le garçon boule, qui, malgré une expression qui reflétait assurément de l’embarras, gardait sa bonne humeur coutumière.
Un à un, les habitants de l’Hôtel & Casino Tranquillité arrivèrent. Le garçon boule en tête, comme d’habitude, suivi de près par la petite fille effrayée. Extrêmement timide et angoissée, elle était toujours collée au garçon boule, le seul individu dans toute l’institution à qui elle avait l’air de faire confiance. Même Mark n’avait pas le privilège de mettre la petite fille effrayée aussi à l’aise que le garçon boule.
À la suite de ces deux-là, arrivait généralement la fille aux deux visages. Le garçon au cœur pourri se traînait d’un air déprimé jusqu’à sa place quelques minutes après elle. La fille avec un nœud dans son ventre s’installait toujours la dernière, réticente de s’asseoir à une table remplie d’autant de nourriture. Mais elle était contrainte d’y rejoindre les autres : règle de la maison, on ne saute jamais un repas.
En ce 23e jour, la fille avec un nœud dans son ventre arriva, comme à son habitude, la dernière. Elle s’installa à sa place en bout de table et remarqua immédiatement que quelque chose clochait. Une des places était vide, celle de la fille aux deux visages, ce qui était étrange parce que tout le monde arrivait toujours avant elle.
- La fille aux deux visages fait la grasse matinée aujourd’hui ? s’enquit-elle.
- La fille aux deux visages nous a quitté hier soir, déclara Mark qui apparut derrière elle.
Il ne se montrait jamais pendant l’heure du petit déjeuner. D’ailleurs, personne ne le voyait jamais pendant les repas. À chacun la responsabilité de gérer ce qu’il mangeait ou pas, ce que la fille avec un nœud dans son ventre avait trouvé étrange au début. Si personne ne s’assurait qu’elle mange, comment pouvait-il être sûr qu’elle avale quoi que ce soit ?
Et pourtant, ce système fonctionnait très bien. À leur manière, les habitants de l’établissement s’occupaient les uns des autres. Ainsi, le garçon boule s’arrêtait de manger après les remarques désobligeantes et moqueuses du garçon au cœur pourri, trop honteux pour ingurgiter quoi que ce soit d’autre.
La fille aux deux visages et le garçon au cœur pourri ne faisaient pas partie de ceux qui avaient des difficultés pendant les heures de repas, il ne fallait donc pas s’en inquiéter. Et même si la petite fille effrayée était constamment intimidée, il suffisait simplement de remplir son assiette de délicatesses pour qu’elle se mette à manger en silence. Le garçon boule s’en occupait la grande majorité du temps.
La seule personne qu’il était nécessaire du surveiller était la fille avec un nœud dans son ventre, qui, si elle était libre de décider, n’avalerait rien de la journée. Mais le garçon boule faisait toujours en sorte qu’elle ingurgite le strict minimum.
C’est pour ça que la présence de Mark n’était pas requise aux heures des repas. Chacun pouvait compter sur l’aide de l’un ou de l’autre. C’était donc étrange de le voir apparaître dans la salle à manger.
- La fille aux deux visages est partie ? s’étonna la fille avec un nœud dans son ventre.
- Tout à fait, répondit Mark.
- Où ça ? s’inquiéta la fille avec un nœud dans son ventre.
- Peu importe, elle n’avait plus sa place ici, expliqua Mark.
- Je ne comprends pas.
- Elle ne faisait plus partie des nôtres, déclara le garçon boule.
- Mangez, les enfants, invita Mark. Je veux que cette table soit entièrement vide à la fin de votre petit déjeuner.
Il s’en alla et tout le monde se mit à manger. Sauf la fille avec un nœud dans son ventre. Personne n’avait l’air de se formaliser du départ soudain de la fille aux deux visages. Il n’y avait qu’elle qui trouvait ça étrange.
Les jours passèrent sans d’autres événements marquants. La fille aux deux visages s’effaça peu à peu des esprits des autres habitants de l’Hôtel & Casino Tranquillité, même de celui de la fille avec un nœud dans son ventre.
Si elle avait eu du mal à s’y faire au début, dû aux circonstances étranges de la disparition de la fille aux deux visages, l’indifférence des autres avait fini par l’atteindre et elle s’était faite à l’idée de ne plus la revoir.
Tout allait bien, jusqu’à un matin. Tout le monde était assis autour de la table de la salle à manger pour le petit déjeuner. À nouveau, la fille avec un nœud dans son ventre était à la dernière à se joindre aux autres. Si ce n’est que, cette fois-ci, le garçon au cœur pourri n’était pas encore arrivé.
Décidant de ne pas s’en formaliser, la fille avec un nœud dans son ventre s’installa à sa place. Après tout, il manquait chaque matin cruellement de motivation à l’idée de passer la journée avec ses camarades.
Ils patientèrent et patientèrent encore, mais jamais le garçon au cœur pourri ne se montra. C’est à ce moment-là que la fille avec un nœud dans son ventre se rendit compte que quelque chose clochait. Elle avait une horrible sensation de malaise qui commençait à grandir en elle. À contrecœur, elle décida de poser la question qu’elle savait que personne d’autre ne poserait.
- Le garçon au cœur pourri n’a-t-il pas l’intention de se joindre à nous aujourd’hui ? demanda-t-elle avec appréhension.
- Le garçon au cœur pourri ne fait plus partie des membres de notre établissement, répondit une voix que la fille avec un nœud dans son ventre reconnut comme étant celle de Mark.
Comme lors de la disparition de la fille aux deux visages, il était apparu comme par magie derrière elle, donnant une explication vague et insatisfaisante sur la cause de la disparition d’encore un des habitants de l’Hôtel & Casino Tranquillité.
- Et je peux savoir pourquoi il ne fait plus partie des membres de cet établissement ?
- Il était prêt à s’en aller.
- C’est tout ce que vous avez l’intention de nous dire ? Il était prêt à s’en aller ?
- Son heure était venue de nous quitter.
- À vous entendre, on croirait qu’il est mort ! s’emporta la fille avec un nœud dans son ventre. Où est-il parti ? Et pourquoi personne ne l’a vu quitter l’établissement ?
Tout cela était bien trop étrange pour que la fille avec un nœud dans son ventre laisse tomber l’affaire. À deux reprises maintenant, un habitant de l’Hôtel & Casino Tranquillité avait disparu dans des circonstances plus que douteuses. Les explications de Mark, si on pouvait les appeler ainsi, étaient vagues et insatisfaisantes. Et à nouveau, personne à la table du petit déjeuner ne réagit, ce qui eut pour effet de mettre la fille avec un nœud dans son ventre en rogne.
- Mais pourquoi aucun de vous ne réagit ! s’écria-t-elle. Vous trouvez ça normal que deux d’entre nous disparaissent comme ça du jour au lendemain sans laisser de traces, et que Mark ne trouve pas nécessaire de nous dire ce qui leur est arrivé ?
- Mark nous a expliqué ce qui leur était arrivé, déclara le garçon boule.
- Tu appelles ça une explication ? Aurais-tu perdu la tête ? s’énerva la fille avec un nœud dans son ventre.
- Mangez les enfants, invita Mark. Je veux que cette table soit entièrement vide quand vous aurez terminé.
- Hors de question ! protesta la fille avec un nœud dans son ventre, se levant de table. J’exige des explications. Si moi aussi, je suis amenée à disparaître de manière suspecte comme les autres, je veux savoir pourquoi !
- Personne ne va te faire disparaître, rassura Mark. Tu quitteras cet endroit quand tu seras prête, comme la fille aux deux visages et le garçon au cœur pourri.
Loin d’être rassurée, la fille avec un nœud dans son ventre se rassit tout de même. Le petit déjeuner pouvait commencer. Le garçon boule plongea avec appétit dans chaque plat disposé sur la table. Il servit au passage la petite fille effrayée et ensemble, ils mangèrent.
Tout ça sous le regard hargneux de la fille avec un nœud dans son ventre qui ne comprenait pas comment ils pouvaient penser à manger alors que deux des habitants de l’établissement avaient disparu.
Elle ne toucha à aucun des plats posés sur la table ce matin-là. Même malgré l’insistance du garçon boule qui ne cessait de lui proposer de la nourriture. Le peu d’appétit dont elle avait manifesté les semaines précédentes avait complètement disparu et il ne réapparut pas les jours suivants.
- Mange quelque chose, supplia le garçon boule, le troisième jour de grève de la faim de la fille avec un nœud dans son ventre. Tu es en train de gâcher tous les progrès qui tu as accompli depuis ton arrivée.
- Comment peux-tu penser à manger si goulûment alors que deux des habitants de cet établissement ont disparu sans laisser de traces ? argua la fille avec un nœud dans son ventre.
- C’est pas comme si je pouvais m’en empêcher, rétorqua le garçon boule. Sinon, je serais ravi de te joindre dans ta grève de la faim.
- Je suis désolée, s’excusa la fille avec un nœud dans son ventre, se rendant compte du peu de sensibilité dont elle avait fait part. C’est juste que je ne comprends plus rien à ce qui se passe ici.
- Je pense que ton esprit serait moins embrouillé si tu mangeais quelque chose.
- Impossible, je n’ai vraiment pas d’appétit.
- C’est aussi ce que tu disais au début, mais tu es tout de même arrivée à manger un peu. Pourquoi ne pas recommencer petit à petit ?
Résignée et à contrecœur, la fille avec un nœud dans son ventre s’empara d’un morceau de fruit et le mit en bouche. Elle mastiqua et mastiqua avec difficultés, recommençant la besogne à plusieurs reprises jusqu’à ce que le garçon boule marque son approbation. Après quoi, elle quitta la table de la salle à manger.
Elle s’isola pendant le reste de la journée, son attitude comparable à ce qu’avait été celle du garçon au cœur pourri lorsqu’il résidait encore à l’Hôtel & Casino Tranquillité. Étrange de se dire qu’elle se comportait comme lui alors qu’il y avait eu une si grande mésentente entre eux.
On la laissa tranquille les jours suivants. Le garçon boule vaquait à ses occupations, la petite fille effrayée collée à ses bottes comme à son habitude.
L’inquiétude de la fille avec un nœud dans son ventre se dissipa peu à peu. Comme les deux autres membres de l’établissement, elle oublia à son tour le départ suspect de la fille aux deux visages et du garçon au cœur pourri.
Mark se montra peu. De temps à autre, il se présentait dans la salle des loisirs, observait tour à tour le garçon boule, la petite fille effrayée et la fille avec un nœud dans son ventre. Il échangeait parfois quelques mots avec le garçon boule qui était le seul à vouloir lui adresser la parole. La petite fille effrayée était bien trop timide pour ne serait-ce qu’affronter son regard et la fille avec un nœud dans son ventre avait décidé d’ignorer royalement le responsable de l’Hôtel & Casino Tranquillité.
Les choses dégénérèrent réellement au début du deuxième mois de séjour de la fille avec un nœud dans son ventre à l’Hôtel et Casino Tranquillité.
Comme les deux fois précédentes, la chose se produisit lors du petit déjeuner. Et comme les deux fois précédentes, la fille avec un nœud dans son ventre arriva dans la salle à manger pensant arriver la dernière. Elle comprit immédiatement que quelque chose n’allait pas quand elle remarqua que la place de la petite fille effrayée était inoccupée. Il n’en fallut pas plus pour qu’elle s’affole.
- Où est-elle ?
- Il était temps pour la petite fille effrayée de s’en aller vers de nouveaux horizons.
À nouveau, Mark, ne perdant pas son flegme habituel, était apparu derrière la fille avec un nœud dans son ventre, fournissant une explication vague quant aux raisons de la disparition d’encore un autre membre de l’établissement.
- Ça suffit ! cria la fille avec un nœud dans son ventre. Je m’en vais ! Je ne resterais pas une minute de plus dans cet établissement de fous. Je n’ai aucunement l’intention d’attendre qu’on se débarrasse de moi à la manière dont on s’est débarrassé des autres.
- Personne ne va se débarrasser de toi, essaya de rassurer le garçon boule.
- Si tu avais un peu de bon sens, tu partirais avec moi.
- Je ne suis pas encore prêt, déclara le garçon boule. Mon heure n’est pas encore arrivée.
Estimant en avoir assez entendu, la fille avec un nœud dans son ventre quitta la salle à manger. Elle monta dans sa chambre et sans perdre une seconde, elle commença à remplir sa valise des maigres possessions qu’elle avait emmenées avec elle à l’Hôtel & Casino Tranquillité.
En voulant quitter la chambre sa valise à la main, la fille avec un nœud dans son ventre se rendit compte que la porte était verrouillée. Elle était enfermée. La panique s’empara d’elle. Elle frappa, frappa et frappa, tout en hurlant. Mais personne ne vint jamais.
La journée toucha à sa fin, la fille avec un nœud dans son ventre ne ferma pas l’œil de la nuit. Elle pleura toutes les larmes de son corps. Elle pleura comme elle ne s’était pas permise de le faire depuis son arrivée, ni depuis longtemps d’ailleurs.
C’est seulement au petit matin qu’elle entendit un clic provenant de la porte de sa chambre. On venait de la déverrouiller, délivrant la fille avec un nœud dans son ventre de son emprisonnement.
Épuisée, ses yeux gonflés et rouges, elle descendit jusqu’à la salle de loisir. Mark se trouvait au centre de la pièce, comme s’il l’avait attendu là tout ce temps. Il était seul, aucune trace du garçon boule et de sa bonne humeur.
- Où est le garçon boule ? demanda la fille avec un nœud dans son ventre, blasée. Non, laissez-moi deviner, son heure était venue de nous quitter ?
- C’est exact, répondit Mark sans plus de cérémonie.
- Qu’est-ce que vous allez faire de moi maintenant ?
- Il faut que tu comprennes que le processus ne pouvait pas commencer tant que tu n’acceptais pas de te joindre à nous. Tu étais la pièce manquante. Une fois que tu as cédé, que tu as accepté de séjourner à l’Hôtel & Casino Tranquillité, tout pouvait se remettre en place, expliqua Mark.
- Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous me voulez ?
- Ils ont commencé à disparaître un à un. Il le fallait, c’était nécessaire. C’est la procédure. Chacun d’entre eux était nocif. Il fallait s’en débarrasser pour qu’il ne reste plus que toi, pour pouvoir se focaliser sur toi. Il fallait que tu comprennes enfin.
- Comprendre quoi ? se frustra la fille avec un nœud dans son ventre.
- Qu’il était temps pour toi de te réveiller, annonça Mark. Réveille-toi, réveille-toi, réveille-toi ! répéta Mark de plus en plus fort. Réveille-toi, réveille-toi, réveille-toi…
La tête lui tourna d’abord, puis elle se réveilla. Et la colère disparut et la tristesse disparut et la peur disparut et la faim disparut. Et enfin, elle comprit, tout irait bien.
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