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Photo du rédacteurAmy Roads

Jeanne Boulet

Dernière mise à jour : 1 oct. 2022


Dans cette histoire, Jeanne Boulet ne meurt pas.


C’était l’année 1764. Au pays du Gévaudan. Une rumeur courrait selon laquelle une grande et monstrueuse bête arpentait les forêts alentour à la recherche de proie facile pour se délecter de chair fraiche. L’appétit de cette bête n’avait pas de limites. Elle tuait et dévorait tout sur son passage. Au début, elle ne visait que des animaux de toute sorte, ayant élu domicile dans la forêt. Mais ensuite, elle s’aventura aux alentours d’un premier village, disons un hameau même et elle y dévora d’abord tous les chevaux.


C’est à ce moment-là que la populace commença à s’alarmer et ce qui était d’abord une rumeur, devint vite un fait avéré. Une bête cruelle, ressemblant fortement à un loup, mais plus grande, plus féroce, plus monstrueuse se baladait dans les parages détruisant tout sur son passage et engloutissant sauvagement tout ce qui pouvait s’apparenter à de la nourriture pour elle.


Et c’est après sa première aventure hors de la forêt, aux alentours d’une bourgade perdue, qu’elle commit ce qui allait être le début d’une série d’homicides sanglants, brutaux, impitoyables. La première victime fut une toute petite vieille, vivant seule dans une petite chaumière isolée des autres. Madame Luethi. Ses restes furent retrouvés à quelques mètres de sa maison, du sang, des os, des organes, éparpillés un peu partout, c’est tout ce qu’il restait d’elle.


La scène à laquelle furent confrontés les habitants qui la retrouvèrent était d’une telle atrocité que la panique eut tôt fait de se répandre dans l’ensemble du hameau. Les villageois barricadaient leur porte et leur fenêtre, ceux qui pouvaient se le permettre s’armèrent d’armes à feu. Une missive fut envoyée au village principal, mais sans résultats. Personne n’en avait que faire des folies de petits paysans sans importance. Car c’est bien pour des folies que prenaient les dirigeants qui avaient reçu la lettre envoyée du hameau.


Pourtant, peu de temps après, une autre attaque eut lieu. Un fermier fut entièrement dévoré par la bête et cette fois-ci il y eut un témoin. Un petit gamin qui venait de temps en temps donner un coup de main à monsieur Darveu, la nouvelle victime. Peureux, mais pas bien méchant, il assista à toute la scène cachée parmi le foin et la bouse de vache. Des villageois le retrouvèrent sous le choc, incapable ni de parler ni de bouger.


Il lui fallut quelques claques et un seau d'eau fraiche en plein visage pour le sortir de sa torpeur après quoi il se mit à hurler des choses incompréhensibles. Puis, enfin calmé, il put relater les évènements qui venaient de prendre place. Mais plus important encore, il put donner une description de la fameuse bête ayant dévoré son maitre. Loin de rassurer les habitants du hameau, cette description ne fit que les terroriser davantage. Une nouvelle missive fut envoyée au village principal quémandant de l’aide, mais à nouveau celle-ci fut ignorée.


Seulement, les habitants de grand village central duquel dépendaient les hameaux alentour ne purent douter de la menace pendant bien longtemps. Assez rapidement, la bête s’aventura plus loin dans les bois. En sortant par un autre côté, elle s’approcha dangereusement des habitations déployées un peu partout dans la campagne. Peu de temps s’écoula avant le premier aperçu de la bête par une villageoise. Puis un autre, et encore un autre, et ainsi de suite.


D’abord assez espacés, les aperçus de la bête se firent de plus en plus rapprochés et petit à petit une aire de panique flottait dans tout le village. Les responsables ne purent bientôt plus ignorer qu’il y avait bien une créature monstrueuse qui rôdait librement dans les parages. Rapidement, les forces armées furent appelées pour aller patrouiller dans la forêt et aux abords du village. Mais cette action eut lieu trop tardivement, car déjà la première victime de la bête fut retrouvée décapitée et presque entièrement dévorée.

C’est alors qu’une réunion de crise fut organisée, celle-ci mélangeant simples villageois et habitants hauts placés. La menace était tellement terrible que les questions de classes et de rangs furent mises de côté pour l’occasion. Ce fut d’abord le chaos dans la salle de réunion, tout le monde parlant en même temps. Certains énuméraient des solutions possibles, d’autres paniquaient et quémandaient l’évacuation immédiate de tout le village.


Il en devint impossible de s’entendre penser, de sorte que, la décision fut prise de créer un grand conseil de crise rassemblant quelques habitants de chaque classe et rang. Il dura toute la nuit, mêlant débat et dispute, prendre une décision ne fut pas aisée du tout. La situation était inédite, de celle dont on espère ne jamais avoir à faire et pourtant, il fallait bien parvenir à trouver une solution qui mettrait tout le monde d’accord.


C’est là que les choses se compliquèrent. Très tôt, une idée fut proposée par un membre de la classe supérieure, idée qui ne plut pas à une moitié des membres du grand conseil de crise, appartenant à la classe inférieure. Ils la jugeaient de mauvais gout. Pourtant, d’autres membres proches en rang et en classe avec celui qui avait proposé la solution, l’approuvèrent tout de suite.


L’idée était la suivante : choisir une personne parmi le peuple pour servir d’appât. Cette personne serait attachée dans un endroit près de la forêt, mise en évidence pour que la bête puisse la remarquer et lorsque celle-ci serait en train de dévorer sa victime, les soldats, qui se seraient cachés en prévision, viendraient l’abattre. C’était aussi simple que ça. On peut tout de suite imaginer parmi quelle classe d’habitants la victime serait choisie, la classe inférieure et c’est tout naturellement cette formalité qui dérangea l’autre moitié du conseil de crise qui en faisait également partie. En revanche, l’idée d’un sacrifice n’horrifia personne dans l’assemblée.


Pour en arriver à mettre tout le monde d’accord, les membres de la classe supérieure, épuisés après de longues heures de débats, décidèrent d’octroyer le privilège du choix de la victime au petit peuple. Et c’est ceci qui finalement mit tout le monde d’accord. Bien sûr, ce qui causa ensuite problème c’était que personne n’arrivait à se mettre d’accord avec la personne qui serait sacrifiée à la bête.


Chaque choix était contesté pour diverses raisons, la discussion s’éternisa, tout le monde voulait rentrer chez soi. C’est ainsi que, pour mettre fin à ce long débat qui durait depuis des heures, un brave membre de la classe inférieure proposa une solution qui pourrait convenir à tout le monde. Un nom : Jeanne Boulet, 14 ans, bâtarde et orpheline. Personne n’y avait pensé, c’était pourtant un choix évident.


La jeune adolescente n’avait aucune attache, pas de parents, pas de familles proches. Elle vivait avec les nonnes, à l’orphelinat. C’était une gamine difficile, sauvage, fouteuse de trouble qui ne faisait que des bêtises. Si elle venait à disparaitre, personne ne la pleurerait, personne ne le remarquerait même. Les nonnes seraient débarrassées d’un poids, le village serait débarrassé d’une plaie, une bouche de moins à nourrir c’était toujours ça de gagné.


Et c’est ainsi que la décision fut prise, Jeanne Boulet serait sacrifiée à la bête, décision qui satisfit l’ensemble de la population, même les membres du petit peuple, tant ils la considéraient comme une moins que rien, bien inférieure, même à eux, faisant partie de la classe inférieure. Satisfait et non peu content du résultat de conseil de crise, chacun put enfin retourner à son domicile pour un repos bien mérité alors que non loin du lieu où s’était tenue la réunion, dans un couvent, dormait paisiblement déjà depuis un moment la jeune Jeanne Boulet dont le destin venait d’être scellé.


Ignorant la menace qui pesait sur elle, Jeanne Boulet, assise sur une balançoire accrochée à une grosse branche d’arbre, était perdue dans ses pensées. Pendant les moments de temps libre, la jeune fille aimait à passer le temps à rêvasser à toute sorte d’histoire fantastique et rocambolesque. C’était la seule manière qu’elle avait trouvée pour s’extraire de son pénible quotidien auprès des nonnes. Se balançant légèrement, elle s’imaginait vivre des aventures extraordinaires loin de cette vie ardue qu’était la sienne. Ces brefs moments de liberté lui permettaient de s’armer de courage pour endurer les souffrances journalières que lui infligeaient les nonnes.


En tant qu’orpheline, elle était déjà considérée comme appartenant à une catégorie d’individus dépréciés. En effet, tous ces enfants abandonnés ne consistaient qu’en frais inutiles et beaucoup trop importants. Si leur parent n’avait pas voulu d’eux, pourquoi serait-ce au reste de la population de prendre en charge leur éducation, c’est ainsi que pensait la majorité des villageois. C’est pourquoi tous ces jeunes enfants et adolescents abandonnés aux bons soins des moines et des nonnes étaient traités comme des moins que rien.


Mais en ce qui concerne Jeanne Boulet, en plus d’avoir le culot d’être orpheline, s’était également une fille, et tout le monde savait qu’il y avait très peu à tirer d’une gamine abandonnée, c’était une perte de ressource que d’avoir à s’occuper d’elle. Mais le pire de tout, c’est qu’elle n’était pas blanche, mais ce que les gens appelaient marrons. Personne ne savait qui était ses parents, mais charité de bon chrétien oblige, les nonnes avaient bien été obligées de la recueillir lorsqu’on l’avait déposé à leur porte, ceci même à contrecœur. Un enfant d’une telle carnation ferait certainement jaser.


Ce fut le cas, au grand damne des bonnes sœurs qui eurent à subir les railleries de l’ensemble des villageois pendant de nombreuses années. Pour cette raison, elles commencèrent à vouer une haine à la jeune fille, comme si celle-ci y était pour quelque chose dans l’ignorance et la stupidité des gens. En réponse à ce mauvais traitement octroyé par les nonnes, Jeanne Boulet se mit à avoir un caractère de cochon, faisant vivre un enfer à ses bourreaux et non sans raison.


C’est pourquoi il avait semblé comme une évidence aux membres du grand conseil de crise de la choisir pour servir d’appât à la terrible créature qui semait la panique dans tout le village. Le lendemain de cette prise de décision, ces hommes et femmes n’eurent aucun scrupule à se rendre au couvent où habitait la jeune orpheline. Il ne leur fallut d’ailleurs que très peu de temps pour convaincre les nonnes d’accéder à leur requête. Rien ne leur sembla plus réjouissant de pouvoir se débarrasser d’elle, elles acceptèrent donc de bon cœur, remerciant le Seigneur de leur enlever un tel poids des épaules.


Toujours assise paisiblement sur sa balançoire, les sœurs vinrent la trouver, accompagnées des membres du conseil de crise. Jeanne Boulet sentit immédiatement que quelque chose clochait. N’ayant déjà que très peu confiance aux adultes habituellement, l’expression qu’arboraient ces hommes et femmes qu’elle n’avait jamais vus ne lui incita pas à changer d’avis. Il avait quelque chose de menaçant qui pesait autour d’eux. C’était dans leur regard, dans leur démarche, dans leur attitude. Aussi, elle arrêta de se balancer dès l’instant où ils s’arrêtèrent devant elle. En silence, elle les regarda tour à tour, méfiante, tendue, s’attendant au pire et prête à prendre ses jambes à son coup si ce qui allait suivre ne lui plaisait pas. Ce fut le cas.


- Jeanne, veux-tu bien avoir l’obligeance de nous raccompagner à l’intérieur ? Ces quelques personnes aimeraient bien s’entretenir avec toi, déclara la mère supérieure.

- Qu’est-ce que vous me voulez ?

- Allons Jeanne, ne fais pas ton enfant capricieuse et obéis aux ordres de la mère supérieure, admonesta une sœur, d’un ton faussement condescendant.

- Qu’est-ce que vous me voulez ? répéta la jeune orpheline.

- Bon sang, Jeanne, tu vas te remuer et tout de suite sinon je ferais en sorte que tu ne saches plus jamais t’asseoir sur ton derrière de fainéant, s’emporta la mère supérieure.


La mère supérieure pouvait être très cruelle quand elle le voulait, en fait c’était probablement elle la pire parmi les nonnes. Jeanne ne doutait pas une seconde qu’elle lui ferait subir exactement ce qu’elle venait de déclarer, depuis 14 ans qu’elle vivait ici, elle l’en savait capable. C’était toujours la mère supérieure qui avait l’habitude d’infliger les pires punitions aux orphelines quand celles-ci ne se comportaient pas comme elle le désirait. Pourtant, cela ne fit pas peur à Jeanne, plus rien ne lui faisait plus peur. Elle avait déjà tout subi de la part de ces femmes hargneuses qui se disaient dévouées au Seigneur mais qui étaient plutôt des disciples de Satan aux yeux de la jeune fille. Ainsi, elle décida de soutenir le regard haineux de la religieuse, tout en croisant les bras sur sa poitrine.


Cela s’avéra être une très mauvaise idée, car aussitôt fait, la mère supérieure ordonna aux nonnes de s’emparer d’elle, ce qu’elles parvinrent à faire non sans difficultés. Jeanne se débâtit du mieux qu’elle put, donnant des coups çà et là, mordant chaque bout de chaire qui avait le malheur de passer près de sa bouche. Mais ses efforts furent vains, car voyant les difficultés des nonnes, quelques hommes du conseil de crise leur vinrent en aide. Ce ne fut que grâce à leur intervention que la jeune fille parvint à être immobilisée et sous ses hurlements terribles, ils la ramenèrent de force à l’intérieur, dans le bureau de la mère supérieure où ensuite les religieuses la laissèrent seule en compagnie de ces étrangers.


La jeune fille fut rapidement ligotée comme un vulgaire morceau de viande, après quoi, elle fut emmenée de force par ces hommes et la mère supérieure dans la forêt où elle fut attachée à un rocher au milieu d’un pré. L’orpheline ne comprenait pas ce qui lui arrivait, elle ne comprenait pas pourquoi ces hommes s’en prenaient à elle. Elle faisait parfois des bêtises, certes, mais rien qui ne mérite un tel traitement. Elle hurla à en perdre la voix, mais rien ne perturba ses bourreaux dans leur entreprise. Alors, résignée, elle arrêta. Une fois que ces étrangers s’étaient assurés que Jeanne fut bien attachée, ils s’éloignèrent de quelques pas d’elle pour contempler leur travail.


- Tu crois que ça suffira ? demanda l’un d’entre eux.

- La gamine pourra bien faire ce qu’elle veut, elle arrivera pas à s’échapper, fais-moi confiance, répondit un autre.

- Et tu penses que le plan va fonctionner ? Si jamais la bête vient pas, on fait quoi ?

- Elle viendra

- Comment peux-tu en être sûr ?

- Comme ça, déclara l’un des hommes en sortant un couteau et allant entailler profondément la peau de la jeune fille. Le sang, mes amis, il n’y pas mieux que le sang pour la faire venir.


Tous satisfaits, ils quittèrent la forêt, ivres d’allégresse à l’idée d’enfin pouvoir se débarrasser de cette horrible bête qui terrifiait le village depuis bien trop longtemps. La mère supérieure, restée avec Jeanne dans la clairière, contempla la jeune fille avec haine. L’orpheline pensa qu’elle allait lui dire quelque chose, mais au bout de quelques secondes, elle aussi, s’éloigna et quitta la forêt pour retourner dans le confort du couvent, tandis que Jeanne agonisait de peur et de douleur sur le rocher sur lequel on l’avait attaché.


Le temps passa, bientôt la nuit commença à tomber. Petit à petit, le soleil se coucha et en très peu de temps, il fit noir. La peur monta au ventre de Jeanne. Elle ne comprenait toujours pas ce qui lui était arrivé, elle était fatiguée, terrifiée à l’idée de ce qui allait se passer ce soir. Elle sursautait au moindre bruit, réel ou imaginaire, ses nerfs étaient à vif, sa blessure lui faisait encore mal, bien que le sang eût cessé de couler depuis un moment.


C’est alors qu’elle entendit un craquement dans les bois, non loin d’elle. Son cœur se mit à battre à tout rompre, mais elle n’osa pas crier, de peur d’attirer à elle quiconque ou quoi que ce soit se trouvait caché derrière les arbres. Encore un autre craquement, puis encore un autre, et puis, petit à petit, une lumière s’approcha d’elle. D’abord, Jeanne ne vit pas qui se cachait derrière cette lumière, mais petit à petit, au fur et à mesure que la forme s’approchait d’elle, la jeune fille reconnut la silhouette d’un homme. C’est à ce moment-là qu’elle se mit à hurler.


- Bon sang, mais tu vas t’arrêter oui ! cria l’inconnu qui s’était approché d’elle. Qu’est-ce que ces stupides villageois ont encore eu comme brillante idée !


Cette invective calma quelque peu l’orpheline qui cessa de crier. Bien que toujours apeurée, elle tenta d’identifier la personne qui se trouvait en face d’elle, elle ne mit d’ailleurs pas beaucoup de temps à le reconnaitre, c’était Barthélemy Hulo, le braconnier. Individu très peu fréquentable selon les habitants du village, il habitait seul une cabane isolée dans la forêt.


Orphelin depuis son plus jeune âge, comme Jeanne, il avait rapidement quitté l’orphelinat où on l’avait placé pour s’enfouir dans la forêt où il avait élu résidence depuis. C’était aussi un paria, un rejeté, une vermine, comme la jeune fille, on le considérait comme un moins que rien. Il ne se mélangeait d’ailleurs jamais aux autres, ne se présentant au village qu’en de rares occasions, toujours dans le but de semer le désordre. Bien qu’assez similaire à Jeanne du fait de son histoire, c’était la dernière personne sur qui elle avait voulu tomber. Il était tellement imprévisible, cette rencontre infortunée pouvait prendre toutes les directions possibles.


- Qu’est-ce tu fous comme ça attaché à cette grosse pierre au beau milieu de la nuit hein ? demanda le braconnier.

- Je sais pas, répondit Jeanne, reprenant un peu de courage.

- Comment ça, tu sais pas ?

- Non monsieur, je ne sais pas.

- T’es déjà aussi stupide que les autres enflures du village, y’en n’a pas un pour rattraper l’autre.

- Ça vous pouvez le dire, marmonna la jeune fille.

- Jeanne Boulet, c’est ça ?

- Oui, monsieur, répondit Jeanne, surprise d’entendre que le braconnier connaissait son nom.

- Arrête avec tes « monsieur », gamine. Dis-moi plutôt comment t’es arrivée là.

- Des hommes sont venus me chercher au couvent.

- Quels hommes ?

- Je sais pas, je les avais jamais vus auparavant. Ils sont venus me chercher et ils m’ont emmené de force ici, où ils m’ont attaché du ce rocher.

- Intéressant. Ça fait combien de temps que t’es là ?

- J’en sais rien moi, des heures ?

- T’es une sale môme toi, pas vrai ? Les villageois parlent beaucoup de toutes les conneries que tu fais, je les entends parfois dans la forêt, quand ils savent pas que je les écoute.

- Entre sales gosses on se reconnait, je suppose. J’entends aussi souvent parler de vous.


Cette dernière remarque eut l’air de beaucoup amuser le braconnier, il se mit à rire bruyamment, « comme un cochon », pensa Jeanne. Puis il s’arrêta aussi subitement qu’il avait commencé. Son air redevint sérieux, voire sévère, ses yeux se posèrent sur la jeune fille qu’il contempla longuement. On aurait dit qu’il était en train de réfléchir à ce qu’il allait ou devait faire. Jeanne n’osa plus parler. Enfin, au bout de ce qui sembla être une éternité à l’orpheline, le braconnier, comme réveillé d’une transe, fit demi-tour et s’éloigna.


- Non attendez ! Partez pas ! paniqua Jeanne. S’il vous plait, détachez-moi au moins !

- Désolé, p’tite, mais je veux pas me mêler des affaires du village. Puis, vaudrait mieux que je déguerpisse avant que la bête arrive.

- Quoi ?! hurla la jeune fille. Quelle bête ? De quoi vous parlez ?


Le braconnier s’arrêta dans sa course et resta immobile pendant un moment. C’est comme s’il semblait réfléchir à ce qu’il devait et allait faire. Jeanne n’osa plus rien dire, de peur de le faire fuir. Il était son seul et unique espoir de retrouver la liberté. Puis, après un intense combat avec lui-même, le braconnier opéra un demi-tour et revint vers l’orpheline. Il sortit un couteau d’une des poches de son vieux manteau noir tout abimé. Jeanne, pleine d’espoir, pensait qu’il allait couper les nombreuses cordes qui l’attachaient au rocher, et c’est ce qu’il commença par faire. Seulement, après lui avoir libéré la main gauche, il s’arrêta, réfléchit un instant, puis déposa l’arme dans la main libre de la jeune fille avant d’à nouveau s’éloigner d’elle.


- Non, cria Jeanne. S’il vous plait, revenez !

- Je suis désolée gamine, mais il faut vraiment que je déguerpisse avant que la bête arrive.

- Mais quelle bête ?

- La bête du Gévaudan, Jeanne, expliqua le braconnier en lançant un dernier regard à la jeune fille.


Et enfin, Jeanne comprit. Elle comprit pourquoi ces étrangers l’avaient emmenée dans la forêt, pourquoi ils l’avaient attachée à ce rocher au beau milieu de cette clairière. Et elle comprit également pourquoi il avait fallu faire couler son sang. Elle était un appât. Oh comme elle s’en voulait de ne pas avoir compris plus tôt. Même le braconnier, qui vivait hors du monde et ne fréquentait pas les habitants du village, avait compris avant elle.


Ces fanatiques l’avaient choisie comme victime à sacrifier. Et une fois que la bête l’aurait déchiquetée de toute part et serait en train de se repaitre de la chair de la jeune fille, les cavaliers de régiment de troupes légères, fournis au capitaine Duhamel pour se débarrasser de la bête, ainsi que toute une série d’hommes volontaires du village, entreraient en jeu, mettant à exécution le quelconque plan qu’ils avaient échafaudé pour abattre le monstre.


Maintenant qu’elle avait enfin compris le plan de ces hommes perfides, l’état de panique de Jeanne reprit de plus belle. Elle se mit à hyperventiler, incapable de hurler tant le souffle lui manquait. Elle faillit même en faire tomber le couteau que lui avait donné le braconnier. En tentant de le rattraper, elle se coupa la paume de la main, en attrapant l’arme par la lame et non pas par le manche, produisant une nouvelle effusion de sang frais. C’était exactement ce dont elle n’avait pas besoin en ce moment, du sang frais, encore plus de sang frais, de quoi bien manifester sa présence à la bête et l’attirer vers elle. La jeune fille s’en voulait tellement de sa stupidité, bien que la nouvelle coupure lui eût permis de quelque peu recouvrer ses esprits.


- Okay Jeanne, ressaisis-toi ma fille, sinon tu vas te faire bouffer par une horrible bête cruelle, s’encouragea l’orpheline. Il te faut un plan, réfléchis, ma fille, réfléchis.


Jeanne prit le temps de respirer un bon coup, se calmant peu à peu. Puis, saisissant fermement le couteau, par le manche cette fois-ci, elle essaya tant bien que de mal de couper les liens qui la retenaient au rocher. D’abord, elle libéra son bras droit, ensuite, sa taille. Elle termina enfin par ses jambes. Au moment où elle coupa le dernier bout de corde, elle entendit un bruit, un craquement, suivi d’un terrible grognement.


- Oh non, oh non, oh non, oh non ! paniqua Jeanne.


Avant même d’avoir vu la bête, ou quoi que ce soit qu’était la chose qui se cachait dans les bois, Jeanne prit ses jambes à son cou. Jamais de sa vie elle n’avait couru aussi vite. Son seul objectif consistait à mettre le plus de distance entre elle et le monstre. Elle ne savait pas où elle allait et cela lui était bien égal, tant que c’était dans la direction opposée du terrible grognement.


Elle courut à en perdre haleine, jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus, épuisée après sa longue course, Jeanne dut s’arrêter pour reprendre sa respiration. Elle était toute haletante, pleine de sueur et en même temps glacée de terreur. Tout était silencieux dans cette partie du bois si ce n’était pour le halètement de Jeanne. La jeune fille n’arrivait pas à réguler sa respiration. Entre la panique et l’essoufflement, impossible de se calmer.


Une fois qu’elle eut repris son souffle et son calme, Jeanne écouta attentivement pour voir si elle ne percevait pas un bruit aux alentours. Tout était silencieux, absolument silencieux. Cela aurait dû rassurer la jeune fille, mais cela eut tout l’effet contraire. Avait-elle été suivie par la bête ? Si oui, où se trouvait-elle ? Et qu’en était-il des hommes du village ? Une fois qu’ils s’apercevraient de sa disparition, ils se mettraient aussi à sa poursuite. Quoique, si la bête se mettait à attaquer les villageois, ils auront d’autres préoccupations, pensa Jeanne. Bien que cela était cruel, l’orpheline espérait de tout cœur que le monstre avait dirigé son attention sur le village. Elle espérait qu’elle s’attaquerait à ces hommes fourbes qui avaient décidé de la sacrifier, elle, à la bête. C’est tout ce qu’ils méritaient après tout.


Perdue dans ses pensées de haine et de vengeance, Jeanne avait quelque peu perdu sa vigilance de telle manière qu’elle n’avait pas entendu que quelqu’un ou quelque chose s’approchait d’elle. Ce n’est qu’en entendant un grognement, similaire à celui qui l’avait fait fuir que la jeune fille s’aperçut que la bête l’avait suivie et qu’elle se trouvait non loin d’elle. Cette fois-ci, Jeanne essaya d’agir rationnellement, autant que cela lui était possible en vue des circonstances. Elle décida de ne pas partir en courant, comme elle l’avait fait précédemment. Si la bête avait décidé de la suivre elle, plutôt que quelqu’un d’autre, elle n’arriverait pas à la semer. Il lui fallait une autre solution pour se débarrasser d’elle.


Prise d’une soudaine inspiration, Jeanne décida de couvrir l’entièreté de son corps de boue et de saleté. Parce que, de fait, ce qui attirait la bête à elle et ce qui ne cesserait de l’attirer à elle, c’était, premièrement, le sang et deuxièmement, son odeur corporelle d’humaine. Pour que la bête arrête de la pourchasser, il fallait qu’elle se rende invisible aux yeux, mais surtout au nez de la bête ; or il n’y avait rien de plus révélateur que son odeur. Sans plus attendre, Jeanne s’empara d’une grande poignée de terre et de saleté qu’elle s’appliqua frénétiquement sur tout le corps. Elle commença par se couvrir les plaies, très mauvaise idée pour les infections, mais elle penserait à ça plus tard, puis ses bras, son visage, ses jambes. Elle n’épargna aucune partie de son corps. Quand elle fut satisfaite, elle se cacha derrière un buisson touffu, dans le silence le plus absolu et elle attendit.


La bête se présenta aux yeux de Jeanne dans toute sa splendeur non loin de l’épais buisson dans lequel Jeanne s’était cachée. Elle était énorme, semblable à un loup, mais deux fois plus grosse et plus longue. Ses pattes étaient extrêmement larges, armées d’effroyables griffes. Sa tête était également imposante. Mais le plus effrayant devait être la titanesque gueule, presque toujours ouverte, dont sortaient des dents tranchantes et destructrices. Elles n’auraient eu aucun mal à arracher la tête d’une personne. Pourtant, ce qui pétrifia le plus Jeanne, c’étaient ses yeux. La bête possédait des yeux jaunes étincelants qui lui donnaient un air de lucidité incroyable, un air presque humain d’intelligence. Jamais plus elle n’arrivera à s’effacer ses yeux de l’esprit, pensa Jeanne.


L’orpheline n’osait plus bouger. Elle retenait sa respiration, attendant la suite, le prochain mouvement de la bête. Celle-ci avançait lentement, guettant le moindre mouvement, le moindre bruit, reniflant l’air, à la recherche d’une odeur qui lui indiquerait la présence de sa proie. Jeanne avait l’impression que l’animal savait qu’elle se cachait quelque part dans les parages, qu’il lui suffirait ne serait-ce que de humer la plus petite particule de son odeur pour repérer sa cachette. La jeune fille avait vraiment l’impression qu’elle savait, qu’elle savait et qu’elle jouait à un jeu de chat et souris avec elle et qu’elle attendait la moindre erreur de sa part pour venir la trucider.


Le temps semblait s’éterniser pour Jeanne, elle avait l’impression de vivre les évènements au ralenti. La bête était là, toute proche d’elle, avançant lentement, prudemment. Puis, tout d’un coup, l’animal leva son énorme tête, dardant ses yeux extralucides de gauche à droite. Jeanne était sure qu’elle avait été repérée. Elle ferma les yeux, n’osant plus regarder, terrorisée à l’idée de voir la bête s’avancer vers sa cachette. Pourtant, les choses ne se passèrent pas comme elle l’avait craint. Jeanne entendit la bête grogner, mais pas dans sa direction, alors elle ouvrit, un œil, puis l’autre et elle vit que l’animal regardait dans la direction opposée de là où elle se trouvait. Et au lieu de se précipiter vers le buisson où se cachait Jeanne, la bête se mit à courir, s’éloignant à une vitesse dithyrambique de la jeune fille jusqu’à ce que celle-ci ne puisse plus la voir.


Le silence le plus absolu retomba à nouveau dans la forêt. Jeanne, toujours choquée par la tournure qu’avaient pris les évènements, resta cachée dans son buisson pendant encore de longues minutes, effrayée à l’idée que la bête ne revienne. Pourtant, la jeune fille dut bien se rendre à l’évidence que l’animal ne reviendrait pas. Il semblerait que quelque chose d’autre avait attiré son attention. Alors, Jeanne osa enfin sortir de sa cachette. Couverte de boue et épuisée, elle n’avait aucune idée de ce qu’elle allait bien pouvoir faire à présent que la menace de la bête avait été momentanément écartée. Elle ne pouvait pas rester dans la forêt éternellement, elle n’était pas en sécurité en de tels lieux. Elle ne pouvait pas non plus retourner au village et de toute façon, elle n’en avait pas envie.


La seule idée qui lui vint en tête à ce moment-là et qui ne lui semblait pas trop mauvaise, c’était d’aller se réfugier chez le braconnier. Jeanne doutait qu’il accepte de lui donner asile temporairement, mais elle se disait qu’elle ne perdait rien à essayer. Après tout, il lui avait donnée le couteau qui lui avait permis de se libérer du rocher auquel les villageois l’avaient attachée, l’offrant ainsi en sacrifice à la bête. Peut-être qu’il trouverait encore un peu de bonté en lui pour cacher la jeune fille un moment, jusqu’à ce qu’elle trouve une solution plus permanente.


L’aube pointait déjà le bout de son nez lorsque Jeanne arriva enfin devant la cabane du braconnier Barthélemy Hulo. Il lui avait été difficile de se repérer dans le noir. De plus, sa fatigue ne lui permettait pas d’avancer à grande vitesse. À de nombreuses reprises, elle dut s’arrêter soit pour se reposer soit pour se réorienter. Mais finalement, au but de longues heures, plus épuisée que jamais, la jeune fille se trouvait enfin devant la porte de celui qui était maintenant son dernier espoir de trouver refuge. Avant de toquer, Jeanne réfléchit à ce qu’elle allait bien pu dire au braconnier. Elle tenta de trouver des arguments convaincants quant à la raison qu’il aurait de l’héberger chez lui un moment. Mais son cerveau, en manque de sommeil, ne lui permit pas de trouver quoi que ce soit de convaincant à lui dire. Alors elle toqua tout simplement à la porte.


Un silence de mort semblait régner à l’intérieur de la demeure et si Jeanne n’avait pas su qu’elle appartenait au braconnier, jamais elle ne serait approchée d’elle. C’était une petite cabane qui avait dû être charmante à un moment donné, mais qui maintenant était grise de saleté, de mauvaises herbes avaient poussé un peu partout autour. Le bois était tellement abimé que la jeune fille se demanda comme la bâtisse tenait encore debout. Une des fenêtres était fissurée, une autre cassée. La porte semblait à peine tenir dans ses gonds, une petite rafale de vent suffirait certainement à la décrocher totalement. Il paraissait surprenant que quelqu’un puisse habiter un tel endroit, et pourtant, c’est bien ici que Barthélemy Hulo avait choisi d’élire domicile.


N’obtenant aucun résultat à son premier essai, Jeanne frappa à nouveau à la porte du braconnier, un peu plus fort, cette fois-ci. Enfin, elle put entendre du bruit provenant de l’intérieur de la cabane, beaucoup de bruit. Des objets qui tombaient ou s’entrechoquaient et des insultes lancées en l’air. Puis, le braconnier ouvrit brutalement la porte, un des gonds céda sous la violence. Il avait un pistolet à la main qu’il pointait pile-poil dans la direction où se trouvait le visage sale de Jeanne.


- Bon sang, gamine ! Est-c’que t’as la moindre idée de l’heure qu’il est ? grogna-t-il, lorsqu’il reconnut la jeune fille.

- Est-ce que vous pouvez baisser votre arme, s’il vous plait ? demanda Jeanne, irritée. J’ai pas envie de me faire exploser la cervelle alors que je viens juste d’échapper à ce monstre.

- Qu’est-ce tu fous là ? demanda le braconnier après avoir baissé son arme.

- J’ai besoin d’un endroit où me cacher.

- Hors de quest…

- C’est juste pour quelques jours, le temps que je réfléchisse à ce que je vais faire ensuite. S’il vous plait, je suis épuisée et sale, je n’ai nulle part d’autre où aller, supplia la jeune fille.

- Qu’est-ce qui t’as fait croire que j’te laisserai rester ici ? J’en ai rien à foutre moi de tes problèmes, gamine.

- Si vous en avez rien à foutre, alors pourquoi vous m’avez donnée votre couteau pour que je me libère ?

- Je t’ai dit de dégager.

- Je partirai pas.

- Dégage où je te tire dessus, menaça l’homme, collant le fusille de son arme sur le front de la jeune fille.

- Putain mais vous pouvez pas me faire ça ! Qu’est-ce que je vais devenir moi ?

- Eh bah dites donc, en v’la un beau langage pour une jeune demoiselle, se moqua le braconner.

- Vous êtes une pourriture !

- Entre pourriture, on se reconnait, j’suppose. Allez, fous le camp maint’nant.

- Brulez en enfer ! J’espère que la bête viendra vous arracher la tête !


Éclatant de rire, le braconnier claqua brutalement sa porte à demi cassée dans la face de Jeanne. De colère, la jeune fille prit le couteau que Barthélemy Hulo lui avait donné pour se libérer de ses cordes et le planta violemment dans la porte de sa cabane délabrée. Par hargne, Jeanne décida qu’elle n’allait pas « foutre le camp », comme l’avait si gentiment demandé le braconnier. Au lieu de ça, elle alla s’asseoir sous un arbre, dans la boue, au milieu de la saleté et des mauvaises herbes, de sorte que, s’il décidait de quitter sa cabane, il ne pourrait pas manquer de la remarquer.


Elle espérait que cela l’énerverait. Mais surtout, elle espérait le voir quitter son habitation à un moment donné de la journée pour pouvoir s’introduire chez lui et lui voler un pistolet. Effectivement, l’orpheline avait pris une décision. Si le braconnier ne voulait pas lui venir en aide, s’il ne voulait pas l’héberger pendant au moins quelques jours, alors elle allait se sauver elle-même. Si elle avait appris quelque chose pendant tout ce supplice, c’est qu’elle ne pouvait compter que sur elle. Pour cela, il lui fallait se procurer une arme et elle comptait bien pour cela, en voler une au braconnier. Quelques heures plus tard, lorsque le soleil avait déjà bien entamé sa course dans le ciel, le braconnier sortit enfin de sa cabane. En voyant Jeanne, il eut une petite grimace sur le visage et un soupir d’agacement.


- T’es encore là, toi ? dit le braconnier, ce à quoi Jeanne ne répondit pas, ne daignant même pas lui accorder un regard. C’est ça, ignore-moi, gamine, continua-t-il. Je vais me soulager dans les bois, quand je reviens, t’as intérêt à avoir déguerpi !


Jeanne ne lui répondit toujours pas, faisant comme s’il n’existait pas. Mais, dès que le braconnier se fut éloigné pour aller se soulager dans les bois, comme il l’avait si humblement déclaré, la jeune fille se leva de sous son arbre et se précipita à l’intérieur de la cabane. La porte n’était pas fermée à clé, naturellement. Pourquoi l’aurait-elle été ? Et puis, même si elle l’avait été, dans l’état dans lequel elle était, Jeanne n’aurait eu aucun mal à la forcer.


Il régnait un bordel tel qu’elle n’en avait jamais vu auparavant dans l’habitation de l’homme, difficile de poser ne serait-ce qu’un pied par terre, tant le sol était jonché d’objets de toute sorte. Jeanne n’avait pas beaucoup de temps et elle le savait. Cet aspect bordélique de la maison eut pour cause de l’agacer, d’autant plus qu’il faisait extrêmement sombre dans la cabane. Et il fallait pourtant absolument qu’elle trouve une arme. Gardant son calme, elle regarda partout autour d’elle, à la recherche de l’arme tant désirée. Elle remua et déplaça quelques objets çà et là, d’abord sans grand succès, mais elle finit par trouver l’objet tant désiré.


Sur une table, sous une tonne de déchets, se trouvaient les armes de Barthélemy Hulo. Il y en avait plusieurs, revolvers et fusils de toute sorte. N’y connaissant rien, Jeanne décida de prendre d’abord un revolver, ainsi que de la poudre. Puis, avant de partir, elle décida également de voler un fusil au braconnier. Tant pis pour lui, il fallait qu’elle se défende après tout. Elle mit le tout dans un sac de toile qu’elle trouva par terre avant de s’en aller précipitamment de la cabane. Avant de s’éloigner dans la forêt, Jeanne récupéra également le couteau qu’elle avait planté avec colère dans la porte de l’habitation, si jamais les balles venaient à lui manquer, cela pourrait toujours lui servir, pensa la jeune fille.


Lorsque Jeanne se fut éloignée suffisamment de la cabane du braconnier, elle s’écroula par terre, morte de fatigue. Elle se traina derrière un gros buisson, arma son fusil et son revolver, et décida de dormir quelques heures. Il lui fallait du repos, bien que le danger ne fût pas écarté. Quand elle se réveilla, la nuit était déjà tombée.


La jeune fille était d’abord quelque peu désorientée lorsqu’elle émergea de son sommeil. Ce n’est qu’après un moment de réflexion et après avoir attentivement observé ses entourages qu’elle se souvenait du pétrin dans lequel elle s’était retrouvée depuis moins de 24 heures. Elle n’arrivait pas à croire que cela faisait moins d’une journée entière que sa vie avait basculé dans ce terrible cauchemar. Et la situation était encore loin de s’améliorer.


Pour le moment, tout était calme autour de Jeanne, mais la jeune fille savait que cela ne pouvait pas durer. La bête rôdait certainement encore dans les parages, à la recherche d’une nouvelle proie, peut-être Jeanne elle-même, qui avait eu la chance de s’échapper. La créature, possiblement rancunière, n’avait pas dû apprécier que sa victime, une si jeune personne pourtant sans défense, ne lui échappe. Il faut dire que ses deux grands yeux menaçants, tout en étant effrayants, respiraient une sorte d’intelligence. Jeanne ne doutait pas une seconde qu’elle serait bientôt à nouveau confrontée à son terrible adversaire, peut-être, cette fois-ci, pour ne pas y réchapper. Elle était seule, certes, armée, mais seule, il n’y avait que très peu de choses qu’elle pouvait faire. Pourtant, il fallait bien qu’elle fasse quelque chose. Tant que la bête vivrait, Jeanne ne serait jamais tranquille, les villageois la pourchasseraient perpétuellement pour l’offrir en sacrifice.


Un bruit, non loin de là où se cachait Jeanne, la saisit. C’était un craquement de branche. Retenant sa respiration, la jeune fille écouta attentivement, à l’affut de moindre mouvement dans son entourage direct. Le premier craquement de branche fut bientôt suivi d’un second et puis d’un autre bruit. Jeanne n’était pas sûre de ce que c’était. On aurait dit un grognement. Tendant l’oreille pour essayer de mieux percevoir le son, il ne restait plus aucun doute dans l’esprit de Jeanne qu’il s’était bien agi d’un grognement. La peur lui monta au ventre, sensation bien trop familière depuis ce matin.


Jeanne n’osait d’abord pas bouger, paralysée dans sa terreur. Mais elle tenta de se ressaisir rapidement, elle avait une mission à accomplir. Bien qu’elle n’ait aucun plan défini quant à la façon dont elle allait s’y prendre pour se débarrasser de ce fléau qu’était la bête, et bien qu’elle n’eût aucunement l’intention d’élaborer un quelconque plan sur la manière dont elle allait s’y prendre, la peur l’empêchant de réfléchir, la jeune orpheline était sûre d’une chose, c’est qu’elle allait agir.


Les grognements se rapprochèrent encore un peu de la cachette de Jeanne, qui, prenant son courage à deux mains, sortit quelque peu de sa cachette pour essayer de l’apercevoir. Et elle l’aperçut, c’était bien elle, la bête, cette horrible créature rôdant dans la nuit. Bien qu’il fût noir, la jeune fille n’eut aucun mal à repérer le monstre à cause de ses deux yeux luisants. C’était tout ce qu’elle avait eu besoin de voir.


On aurait dit qu’il était à la recherche de quelque chose, il reniflait méticuleusement l’air dans les parages. Jeanne n’eut aucun doute que c’était elle que le monstre cherchait. Alors sans plus y réfléchir, la jeune orpheline s’arma de son fusil chargé, le pistolet, également chargé prêt à sa ceinture, et elle sortit de sa cachette, se positionnant directement dans la ligne de mire de la créature. Elle braqua le fusil dans sa direction au moment même où la bête prit connaissance de la présence de la jeune fille.


S’armant de tout son courage, Jeanne tira, ou du moins c’est ce qu’elle essaya de faire, sans grand succès malheureusement. L’arme avait décidé de se bloquer exactement au moment le moins opportun, dû à une mauvaise manœuvre de la jeune fille qui n’avait encore jamais eu affaire à ce genre d’objet. C’est aussi ce moment-là que choisit le monstre pour se précipiter dans sa direction, toutes griffes dehors, les crocs ressortis, acérés et menaçants. C’est la dernière chose que Jeanne vit avant de ressentir une grosse secousse l’emporter sur le côté.


- Ouf ! s’écria Jeanne lorsqu’elle atterrit brutalement à terre. Barthélemy Hulo ! s’exclama-t-elle ensuite lorsqu’elle eut recouvré ses esprits. Qu’est-ce qu…

- J’suis v’nu récupérer c’qui m’appartient, sale voleuse ! coupa Barthélemy. Mais avant ça, j’pense qu’on devrait déguerpir d’ici au plus vite !


Et effectivement, la bête, quelque peu désorientée par la soudaine disparition de sa proie, avait à nouveau les yeux braqués sur Jeanne, si ce n’est que maintenant elle n’était plus seule. Alors, nos deux potentielles victimes firent ce qu’il y avait de plus sensé à faire, elles prirent leurs jambes à leur cou.

Ils coururent tous les deux à perdre haleine, jusqu’à ce que ni l’un ni l’autre ne puisse plus avancer. Alors ils s’arrêtèrent, acceptant le destin fatal qui les attendait. Mais avant de se faire déchiqueter par les dents acérées de la bête, Barthélemy récupéra les armes que lui avait volées Jeanne.


- Ça, c’ta moi ! cracha-t-il.

- Nous n’allons tout de même pas rester là à rien faire ?

- Qu’est-ce tu veux qu’on fasse hein ?

- Mais merde, vous êtes armé non ?

- Ça n’servira à rien gamine. Sois maudite ! Si tu n’avais pas existé je s’rai pas sur le point de me faire massacrer par ce monstre !

- Oh, mais poussez-vous à la fin ! s’emporta Jeanne.


Elle reprit le fusil des mains du chasseur pétrifié de peur, perdant toute la témérité qu’il avait eue plus tôt envers la jeune orpheline et de la sorte aussi toute sa crédibilité. Jeanne se plaça en face de la bête qui avançait à grands bonds, encore quelques mètres et elle se trouverait suffisamment proche de la jeune fille pour les arracher les bras et la tête. Puis sans plus réfléchir, elle fit feu, encore et encore. Quand elle fut à court de balles, elle jeta le fusil, ferma les yeux et se couvrit le corps de ses maigres bras, comme si cela pourrait la protéger contre les dents pointues de l’animal et elle attendit sa fin.


Jeanne s’attendait à ressentir une douleur cuisante dans tout son corps d’un instant à l’autre, pourtant rien ne vint, ni au bout des quelques premières secondes, ni au bout d’une minute. Alors la jeune fille ouvrit les yeux et elle hurla comme elle n’avait jamais hurlé auparavant, puis elle rendit compte que quelque chose clochait et elle se calma. La grande gueule de la bête se trouvait grande ouverte à quelques centimètres du visage de l’orpheline, mais elle était complètement immobile. Ses grands yeux étaient grand ouverts, mais ils avaient perdu leur regard meurtrier, maintenant ils n’étaient plus que deux orbites vides. Sa langue pendait, son corps était affalé sur le sol. La bête était morte.


- Oh mon Dieu ! s’écria Jeanne. Monsieur Barthélemy, regardez !


Mais le braconnier ne répondit pas. Jeanne se retourna et posa les yeux sur son compagnon. Le pauvre homme était mort de peur, à genoux sur le sol, tremblant de la tête aux pieds, les yeux fermés et les mains bouchant ses oreilles. La jeune orpheline leva les yeux au ciel, quel couard pensa-t-elle. Elle se dirigea près de l’homme et posa la main sur son épaule, il se mit à hurler alors, elle le baffa, ce qui le calma. Et enfin, il retira les mains de ses oreilles et ouvrit les yeux.


- Regardez ! répéta la jeune fille. Elle est morte, ajouta-t-elle en montrant la bête du doigt.

- Comment ? Morte !

- Oui, je crois bien que je l’ai tué, déclara timidement Jeanne.

- Comment !? répéta Barthélemy.

- Je ne sais, j’ai juste tiré dessus avec votre fusil.

- C’est impossible !

- Pourtant je crois bien que c’est vrai.


Ébahi, Barthélemy s’approcha prudemment du cadavre de la créature, craignant un soudain revirement de la situation, il n’osa pas avancer trop précipitamment. D’abord dubitatif, le braconnier dut bien admettre que la jeune orpheline avait raison, la bête était bel et bien morte. Pris d’une soudaine hystérie, l’homme se mit à rire incontrôlablement, Jeanne blasée par le comportement de son compagnon lui octroya un coup de pied dans le tibia, ce qui eut pour effet de le calmer immédiatement.


- Non mais t’as perdu la tête, gamine ! Qu’est-c’qui t’prend ?

- Et vous ? Pourquoi vous êtes-vous mis à rire comme un fou ?

- Tu comprends rien hein ? Ça fait des semaines que c’te bête terrorise tout le village, personne arrive à la tuer puis, toi, une salle orpheline, tu arrives, tu lui tires dessus, bang, bang et elle meurt sur le champ. C’est hilarant !

- Je ne vois vraiment pas ce qu’il y a d’hilarant là-dedans, mais à votre guise. Sur ce, je vous laisse, j’ai eu ma dose pour aujourd’hui.

- Et où est-qu’t’vas aller comme ça hein ?

- Ça, c’est pas votre problème, loin de vous, de préférence et loin de ce village de fous.

- Ah bah, bonne chance gamine, t’en auras besoin.

- Ouais, ouais, c’est ça, marmonna Jeanne, sans ne plus jamais se retourner.


Et c’est ainsi que se termine l’histoire de la terreur de la bête du Gévaudan, tuée par notre brave héroïne Jeanne Boulet en 1764.


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