0.
C’était un vrai abattoir. Si tu n’étais pas l’un d’entre eux, il fallait que tu sois éliminé. C’est ce qui devait également m’arriver, mais je ne me suis pas laissé faire.
Tout a commencé il y a trois ans. J’étais alors dans mon premier cycle.
Dès que tu arrives, étant la personne que tu es, enfin que j’étais, tu peux immédiatement constater que tu es différente. Et j’étais différente.
Il n’y avait que très peu d’autres personnes comme moi lors de cette première année.
Et laissez-moi vous dire que cette différence s’est exacerbée avec le temps, lorsqu’au troisième cycle, il ne restait plus que moi.
C’était donc un vrai abattoir.
Ils nous ont éliminés un à un, mais moi, je suis restée. J’ai persévéré et j’ai vaincu. Ueni, Uidi, Uici comme on dit. Je les ai tous vaincus. Ce fut difficile, éreintant, j’ai dû beaucoup sacrifier, j’ai perdu beaucoup, mais je ne les ai pas laissés me jeter à l’abattoir.
Lors de mon premier cycle il y avait Rania, Wahiba, Dounia, Anna, Divine, Loubna, Nina, Yasmina. Je ne vous oublie pas. Certaines ont disparu dès le début, d’autres un peu plus tard. Mais le fait est qu’elles ont bel et bien toutes disparues en fin de compte, passées une par une par l’abattoir.
Alors vous pouvez bien comprendre que j’ai eu peur, j’ai craint pour ma pauvre vie qui ne signifiait rien pour eux. Ou plutôt, j’ai craint pour ma place.
1.
Tu arrives, tu vois tout de suite que tu es différente, tu ne sais pas où te mettre, mais on te fait croire que tu es acceptée, intégrée. Pas aussi différente que ça finalement, non ? Mais c’est un piège, ouvre bien tes yeux et tu le remarqueras tout de suite, tu es seule au monde parmi cette foule.
Mais il faut tenir le coup, même si c’est difficile, il le faut pour toutes les personnes « comme toi » qui n’ont pas eu la chance d’être épargnées par l’abattoir.
J’ai essayé de ne pas être amère, vraiment, et je pense ne pas m’être trop mal débrouillée, lors du premier cycle du moins. Ensuite, c’est devenu beaucoup plus compliqué, peut-être même trop, par moment.
Je pense que j’ai été assez naïve au début et pleine d’espoir. J’ai cru qu’on était tous sur un point d’égalité. Je les ai laissés m’approcher, je les ai laissés entrer. Je n’aurai pas dû, ça ne pouvait tout simplement pas marcher.
Mais ça, c’était lors du premier cycle, après, j’ai compris, j’ai appris.
2.
J’aurais dû comprendre dès le début, bien sûr – la manière étrange dont sonnait mon nom à leur bouche. Comme s’il y avait quelque chose qui cloche. Et c’était effectivement bien le cas.
Je n’étais déjà plus si naïve lors de mon deuxième cycle, fort heureusement pour moi. Mon nom sonnait toujours faux à leur bouche et nous étions déjà beaucoup moins. Décourageant, mais pas assez pour me convaincre de passer moi aussi par l’abattoir.
Tu es arrivée à ce deuxième cycle, félicitations, et tu crois qu’ils t’apprécient, mais regarde bien autour de toi, écoute bien et tu verras, tu comprendras qu’il n’en est rien. Peu importe les efforts, jamais ils ne comprendront, jamais ils ne te comprendront toi et les gens comme toi.
La solitude est pesante, mais tu dois tenir. Le cycle est passé dans un flou total, parce qu’il faut tenir et que tu as décidé de te rendre insensible et de jouer le jeu. Et ça fonctionne, pendant un instant, et tu fais semblant. Semblant de les comprendre, semblant d’être comme eux.
Tu te tais, parce que c’est plus facile, parce que même si tu te mettais à parler, ils ne comprendraient pas. Ils sont beaucoup trop nombreux et tu dois à tout prix éviter l’abattoir.
3.
Éviter l’abattoir, mais aussi éviter l’assimilation. C’est difficile, mais j’y suis arrivée, finalement, j’ai vaincu. En tout cas, je le pense. Difficile de faire la part des choses, c’est à en devenir fou.
Et eux, ils ne comprennent pas pourquoi tu es bouleversée. Ils te le répètent inlassablement : « je ne comprends pas pourquoi tu es si bouleversée, c’est tellement bon d’être ici. » C’est si bon, c’est si bon, c’est si bon. Encore et encore. « On est bien ici, pourquoi es-tu si bouleversée ? » C’est si bien, c’est si bien.
Oh oui, c’est si bien. Pour vous, c’est si bien. Pour les gens comme moi, c’est l’abattoir.
Mais j’ai réussi à éviter l’abattoir, je l’ai fait pour vous, oui pour vous, toutes celles qui n’ont pas survécu, qui n’ont pas su garder leur place. Je l’ai fait pour vous, j’ai vaincu, je ne suis pas passée par l’abattoir.
J’ai gagné. L’abattoir que vous avez construit n’aura pas eu raison de moi.
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